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La création musicale contemporaine savante et ses publics
Constats, interrogations, critiques et propositions : ce texte a pour objet de considérer la création musicale savante, du point de vue du public, et particulièrement du « grand public ».
S’intéresser à la question du public n’est aucunement une approche démagogique ou ultralibérale du spectacle. Ce questionnement n’est pas non plus motivé par une quelconque nostalgie des langages musicaux anciens ou aux rituels du concert, passés.
La question du public est un sujet fondamental pour tout créateur – à l’exception de celui qui ne s’intéresse qu’à une recherche spéculative et solitaire… Pour moi elle demeure essentielle : en tant que compositeur, je n’ai pas le sentiment de pratiquer une écriture en soi mais plutôt d’écrire à quelqu’un. Le verbe écrire est pour moi, indissociable de son attribut.
Premier constat : il n’y a aujourd’hui plus de public de masse pour les pièces instrumentales contemporaines.
En comparaison avec tous les autres champs artistiques (danse, théâtre, cinéma, peinture, littérature…), la musique savante contemporaine n’a pas de public, sauf lorsqu’elle est associée à une forme de spectacle ou de réalisation audiovisuelle de nature pluridisciplinaire. L’opéra, le théâtre musical, la comédie musicale, le ciné-concert en font évidemment partie.
On ne peut pas considérer les manifestations du Festival d’Automne ou de Présence autrement que comme d’heureuses exceptions. Le succès de Musica est d’un autre ordre : aujourd’hui résolument pluridisciplinaire, ce festival rencontre un véritable succès auprès des jeunes.
Ainsi, dans les programmations d’orchestre plus traditionnelles, les seules œuvres véritablement populaires sont américaines : Leonard Bernstein, Phil Glass, Steeve Reich ou John Adams. Rien n’a subsisté du répertoire post années 50. Ni Messiaen, ni Dutilleux ne sont joués dans les Zénith…
Cette situation est d’autant plus paradoxale que jamais la musique n’a autant été diffusée par les médias (radio, télévision, Internet) et aussi présente dans le spectacle vivant. Alors, comment expliquer un tel désamour face à tout un pan de la création contemporaine ?
On ne peut l’expliquer uniquement par le décalage entre le temps de la création et celui de la reconnaissance de l’œuvre par le grand public : évitons les grandes idées romantiques du compositeur longtemps incompris avant qu’il ne rencontre la reconnaissance populaire. L’accélération du temps médiatique rend ce cas de figure bien rare.
Interrogeons-nous plutôt sur ce qui relie aujourd’hui le créateur de musique « savante » à son public. Le claveciniste et chef d’orchestre Gustav Leonhardt écrivait que le langage de la pop et du rock est proche de Rameau. La complexité des langages actuels de la musique savante n’a-t-elle pas de lien avec la difficulté à la populariser ?
En quelques enjambées trop rapides, un peu d’histoire des langages musicaux
Pour faire court, en concevant le sérialisme au tournant du 20ème siècle, la proposition de Schoenberg est de nous faire entendre autrement[1], autrement que dans les pas de la musique tonale.
Conjuguée aux bouleversements opérés par Wagner, Debussy, Stravinsky et bien d’autres, l’extraordinaire révolution musicale du sérialisme conduit à la « génération 1925 » et à ses proches - Boulez, Berio, Stockhausen, Ligeti. Cette révolution produira d’extraordinaires chefs-d’œuvre.
Cependant, de mon point de vue, ce faire entendre autrement n’a pas du tout eu les effets attendus :
- L’éclosion de nouveaux langages a constitué une extraordinaire ouverture dans notre écoute de la musique savante, sans pour autant éclipser le langage tonal classique. Et on peut considérer que cette ouverture n’a bénéficié qu’à une minorité de mélomanes, happy fews et non pas à un large public.
- Il n’y a pas vraiment de descendance à ces compositeurs. Très peu d’œuvres symphoniques des générations postérieures à cette « génération 1925 » sont entrées au grand répertoire des orchestres.
Mais en contrepartie, ce faire entendre autrement a eu d’autres conséquences bien plus surprenantes et finalement extraordinairement heureuses :
- Les langages éloignés de la tonalité ont pénétré les multiples formes du spectacle vivant et du cinéma avec une facilité déconcertante ! Et en toute simplicité, dans la mesure où le public les a adoptés sans problème… (Ligeti / Kubrick).
- Le métissage musical - des musiques de tradition orale (folklore, jazz, pop, rock…) à l’électronique et aux écritures savantes les plus diverses - a littéralement déferlé dans les mondes de l’image et du spectacle vivant.
Selon moi, les expressions musicales contemporaines d’œuvres exclusivement instrumentales se sont épuisées au concert[2] mais ont émigré avec succès vers les formes pluridisciplinaires.
Pourquoi ? pour une raison simple : la confrontation dialectique d’une musique avec une image, un texte ou du mouvement produit du sens. Le tout est plus grand que la somme des parties.
L’expérience montre que dans ces croisements artistiques pluridisciplinaires, toutes les musiques peuvent trouver une place, même les moins accessibles ou « populaires ».
Souvenir : en 2016, un étudiant percussionniste du Pole Sup’ 93 joue une étude pour timbales de Carter, en duo avec un circassien de l’Académie Fratellini, en mouvement dans un cerceau géant. La séquence rencontrera un énorme succès auprès d’un public sans aucune expérience du concert… L’œil aide l’oreille.
L’évolution des rituels du concert, une dramaturgie en mouvement vers de nouveaux publics
Aujourd’hui, le rituel du concert « frontal » avec ses quelques siècles d’existence, n’est plus la seule forme de représentation musicale pratiquée. Autrement dit, le public face à une scène à l’italienne, n’est plus la seule disposition possible.
En reprenant des concepts de la Renaissance et du Baroque, le 20ème siècle renoue avec diverses formes de spacialisation, si chère à Pierre Boulez. La salle de Cité de la Musique - première salle de la Philharmonie, inaugurée en 1995 - est conçue pour permettre de multiples configurations scéniques : on se souviendra des représentations de Gruppen de Stockhausen et de ses trois orchestres, en 1998[3]. Ces jeux d’espace permettent l’émergence de nouveaux répertoires et de rituels du concert[4]. Ils constituent un pas vers des formes de pluridisciplinarité et suscitent la curiosité de nouveaux publics, tout en restant très minoritaires dans l’univers du spectacle musical[5].
Le manque d’appétence du grand public pour la musique contemporaine est-il une fatalité ?
Faut-il accepter que la musique savante contemporaine demeure une « niche », contrairement aux autres formes d’art qui rencontrent sans peine un large public ? Pourquoi l’État œuvre avec tant de volontarisme à la faire aimer par le grand public ?
On a longtemps considéré qu’il fallait éduquer le public des concerts classiques aux langages les plus modernes : l’un des premiers à s’y engager, Marcel Landowski, crée en 1991 l’association Musique nouvelle en liberté en soutien à l’inclusion d’une œuvre contemporaine dans le concert de répertoire. Autre argument parfois énoncé : mieux éduquer les programmateurs de spectacles à la connaissance de la musique contemporaine.
J’ai toujours trouvé détestable cette démarche d’obliger le public à ingurgiter les 10 minutes de musique contemporaine prétendument bonnes à son ouverture artistique, comme jadis on obligeait les enfants à ingurgiter une cuillère d’huile de foie de morue, « pour leur bien »[6]… De plus, cette stratégie aboutit quasiment toujours à une incohérence artistique du programme[7].
Autre témoignage plus récent de la sollicitude portée à la création musicale contemporaine, le dernier compte rendu de l’Association française des orchestres (2023) qui se porte à son chevet, dans le style Il faut sauver le soldat Ryan…
Depuis de nombreuses décennies, l’État culturel[8] conjugue la mise en œuvre de multiples dispositifs allant de la carotte au bâton. Il est acquis que les subventions publiques doivent été distribuées pour aider au développement spécifique de « ce faire entendre autrement », avec d’importants dispositifs de soutien aux créateurs et aux structures de diffusion. Je ne crois pas que les pédagogies forcées (le bâton) puissent faire aimer la création contemporaine…
Heureusement de nombreux ensembles et festivals ont bien compris la nécessité d’infléchir leurs orientations vers davantage de projets pluridisciplinaires, avec l’image, la danse, etc. C’est notamment le cas de l’Ensemble Intercontemporain, de Musica à Strasbourg. Ce changement de cap est plus difficile à prendre pour les orchestres symphoniques.
Mais le soutien public a ses effets pervers : il génère l’émergence des « habitués des guichets », institutionnels ou particuliers.
Dans les années 2010, directeur de la Musique à Radio-France, je recevais tous les compositeurs qui désiraient me voir. J’entendais souvent : « Je n’ai pas eu de commande de Radio-France, pour la deuxième année de suite. Qu’est-il possible d’envisager pour moi ? ». Ces demandes pouvaient se comprendre en regard de la situation personnelle du demandeur. Cependant, considérer la commande comme un dû m’apparaissait totalement absurde.
Et peut-être faut-il accepter qu’il y ait des branches mortes dans l’arbre de la création musicale ?
Pouvons-nous trouver du sens à écrire un quatuor à cordes aujourd’hui, après Beethoven, l’École de Vienne, Bartok, Boulez et Dutilleux ?
Pouvons-nous croire à toutes ces œuvres instrumentales pour petits ensembles qui ne sont données qu’une ou deux fois, devant un public clairsemé ?
Pouvons-nous croire à ces pièces d’orchestre produites par volonté et promises à un oubli immédiat, sans jamais rencontrer un public de masse ?
Le tout dans des abîmes de déficit de production…
Je le dis brutalement : composer des pièces instrumentales n’a plus de sens. Le centre de gravité de la véritable création musicale savante qui rencontre un public s’est aujourd’hui déplacé vers les formes artistiques pluridisciplinaires : l’opéra, le théâtre musical, le mélodrame, la danse, le ciné-concert, le cinéma, le cirque…
A partir de ce constat, quel soutien public envisager ?
Le soutien à la création de la musique contemporaine savante doit donc évoluer « vers les gens de maintenant ». Angélique dans Le Malade Imaginaire : « Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle… »
L’horlogerie institutionnelle des soutiens à la création musicale contemporaine
Et dans la forme, la complexité et les contradictions des institutions nécessite une refonte des guichets, incohérents entre eux. Le Ministère de la Culture a aujourd’hui pour chantier urgent la clarification des missions de la DGCA et du CNM, dans une perspective de complémentarité. A partir de cette clarification, les organismes tels que la SACEM, la SACD et d’autres pourront se repositionner sur la question des aides à la création musicale contemporaine.
De mon point de vue, plusieurs orientations sont à considérer :
- Affirmer le soutien à la recherche.
La recherche existe en art comme dans beaucoup d’autres disciplines. Il est ainsi fondamental de soutenir un organisme tel que l’IRCAM, mais pas nécessairement beaucoup d’autres... Il me semble également important de faire bénéficier d’aides les quelques rares compositeurs réellement engagés dans des démarches compositionnelles aux ambitions intellectuelles et artistiques exigeantes, relevant de la recherche : dans la lignée de Grisey, Murail, Levinas…
- Repenser le dispositif de soutien à la commande musicale d’État.
Dans tout dispositif d’évaluation, le critère le plus important est la qualité du jury, donc de chaque membre. Cela implique de limiter le nombre de jurys - l’ancienne pratique de décentraliser les commandes dans chaque DRAC ne permet pas de rassembler des jurys d’un niveau d’excellence. Et par ailleurs, pour ce type de commission particulièrement chronophage, il est nécessaire de prévoir une rémunération - ne serait-ce que symbolique - pour chacun des artistes mobilisés dans ce processus d’évaluation.
- Soutenir les projets pluridisciplinaires.
La plupart des dispositifs d’aide sont organisés en silo, par domaine artistique (musique, danse…). Or, il serait utile de créer ou de développer des dispositifs soutenant des projets associant plusieurs champs artistiques.
- Dissocier les aides à la création des aides à la diffusion
L’alliage des deux types d’aides est la source de beaucoup de confusion et favorise de multiples stratégies qui ne sont pas toujours au service de l’art…
- Desserrer la contrainte de diffusion d’œuvres instrumentales contemporaines pesant sur les structures subventionnées (orchestres, ensembles, lieux de diffusion).
Il me semble bien préférable de laisser la liberté de programmer aux responsables d’ensembles, d’orchestre, d’opéras qui peuvent trouver les points d’équilibre entre leurs contraintes financières (notamment en termes de recettes de billetterie) et l’audace de leur programmation artistique. En revanche, les scènes nationales devraient être amenées à davantage respecter leur cahier des charges, dans le domaine musical…
Le lien structurel entre la programmation artistique et les recettes d’un spectacle ne doit pas être un tabou[9].
Sans démagogie ni pacte avec le diable de la musique commerciale, cette analyse entre programmation et recettes - qui fait partie du tableau de bord de chaque responsable de toute structure de diffusion - n’a rien de honteux.
A ces conditions, il n’est pas choquant de rechercher librement pour la création musicale contemporaine savante et pluridisciplinaire, la rencontre avec le public de masse…
Marc-Olivier Dupin
1er mars 2024
[1] Par ses œuvres, tout compositeur traduit plus ou moins consciemment sa « « théorie de la musique » ou tout au moins sa théorie de l’écoute. Schoenberg va plus loin, dans sa démarche explicite de proposer avec le sérialisme, une nouvelle façon d’entendre.
[2] A quelques exceptions près : le concerto dans sa dimension théâtrale de virtuosité du geste peut parfois fasciner.
[3] Le théâtre s’empare de la disposition bifrontale du public, (Combat de Nègre et de Chiens de Koltès dans la mise en scène de Chéreau aux Amandiers, 1983).
[4] Comme d’autres, je regrette beaucoup la décision de renoncer à la construction de la salle modulable à l’Opéra-Bastille. Cette salle aurait eu un réel impact sur l’innovation dans le domaine de l’opéra contemporain.
[5] Pour des raisons liées à la fois aux répertoires musicaux et à la configuration classique des salles de spectacles.
[6] Parenthèse, n’êtes-vous pas surpris par la rédaction des programmes de salles de concert qui se sentent obligés de livrer un mode d’emploi d’écoute de la création à entendre ? ces notices me font penser à l’extraordinaire enregistrement de Hoffnüng de la pièce du Professeur Hans Yaya…
[7] Bien évidemment il est possible de faire efficacement et joyeusement coexister dans un même programme Machaut et Stockhausen. Mais ce n’est pas monnaie courante dans la programmation des formations instrumentales, grandes ou petites.
[8] Marc Fumaroli nous manque…
[9] A l’époque où j’étais Directeur de la musique à Radio France, les formations musicales ne géraient pas leurs recettes. Ce qui avait pour effet, de moins intéresser les équipes à la fréquentation des concerts… En France, quand le remplissage des salles de concert est insatisfaisant, on en fait porter le tort aux services de Communication, et plus rarement aux responsables de la programmation musicale (dont les chefs d’orchestre !).
Depuis plus de quinze ans, j'ai le privilège de composer la musique des documentaires de Jérôme Prieur. Deux d'entre eux sont à découvrir ou revoir :
Le mur de l'Atlantique
Lundi 9 octobre à 20h30, Dimanche 15 octobre à 18h, Lundi 16 octobre à 00h30, sur LCP.
Les sentinelles de l'oubli
Les monuments aux morts de 1914-1918 nous sont devenus si familiers qu’on ne les voit plus. C’est un musée invisible qui a fini par se confondre avec les paysages de France. Et puis un beau jour, une sculpture arrête notre regard. Une autre histoire apparaît, le plus gigantesque chantier artistique peut-être depuis les cathédrales. Ces statues nous font entrer dans un monde parallèle au nôtre, là où continuent de vivre les fantômes de la Grande Guerre.
Texte et réalisation Jérôme Prieur. Avec les voix de Nathalie Boutefeu et Emmanuel Salinger. Musique originale composée et dirigée par Marc-Olivier Dupin, interprétée par l'Orchestre de la Garde Républicaine. Image : Renaud Personnaz. Montage : Isabelle Poudevigne. Sons et mixage : Amélie Canini. Assistants : Baptiste Amigorena et Benjamin Delattre. Productrice déléguée : Sophie Faudel
Catalogue
Editées et disponibles chez Tsipka Dripka.
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